Pensées Religieuses

La pensée religieuse par Haïm Zafrani (Extraits, in Mosaïque de Notre Mémoire)

La pensée religieuse juive marocaine comprend des référents juridiques,une littérature mystique et une production homilétique.

La pensée juridique

A La halakah devient la finalité de tous les genres littéraires cultivés par le lettré marocain, comme du reste par son homologue des autres communautés de la diaspora. Qu’il s’agisse d’exégèse biblique et talmudique, de midrash et prédication, d’interprétation théosophique des textes scripturaires dans la mystique de la Cabbale, tous ces genres auxquels il faut du reste ajouter la poésie (piyyut liturgique ou didactique) ont, avec la halakah, des liens intimes et servent sa cause.

Deux conceptions, deux influences dominent le droit rabbinique marocain au cours des quatre siècles qui suivent l’expulsion d’Espagne en 1492.
La première, représentée par l’école d’Asher b. Yehiel (XVIème siècle) couvre une période relativement courte, le XVIe approximativement.

La doctrine d’Asher b. Yehiel est un héritage de l’école espagnole que les rabbins castillans apportèrent après l’Expulsion.

Les écrits et les oeuvres des sages d’Espagne, répandus dans les milieux des megorashim, inspiraient la pensée de l’élite intellectuelle d’origine castillane où se recrutaient les guides spirituels des grandes métropoles marocaines et les auteurs des taqqanot, qui voulaient conserver à leurs communautés exilées les institutions, les usages et les coutumes de leurs ancêtres espagnols.

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Cet état de choses dura près d’un siècle, jusqu’à l’avènement de la pensée de Joseph Qaro, qui se répandit très vite dans les milieux rabbiniques marocains, comme chez les toshabim ou autochtones qui l’accueillirent comme une nouvelle révélation reçue sur le mont Sinaï.

Au XVIe siècle, les deux protagonistes de la halakah, Maran (Joseph Qaro) et Moram (Moïse Isserlis, 1520-1572), défenseur de la tradition légale et rituelle du judaïsme ashkénazi, sont intimement associés dans la jurisprudence rabbinique marocaine qui les oppose constamment l’un à l’autre, adoptant d’emblée l’opinion du premier et rejetant systématiquement celle du second, sauf dans les situations non contentieuses et là où Qaro observe le silence sur un problème donné.

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Ces tendances dominantes du droit rabbinique marocain sont elles-mêmes traversées par des lignes de force, par des constantes que nulle autorité n’infléchit, auxquelles nulle influence ne résiste, par même celle de l’auteur du Shulhan’Aruh à laquelle, pourtant, les docteurs marocains vouent une culte quasi sacré.
Ces constantes sont la fidélité aux coutumes et aux usages anciens sanctionnés par les taqqanot, l’attachement aux traditions transmises par les pères et à l’enseignement personnel des maîtres locaux.
La prééminence de la coutume sur la loi, en certains domaines du droit, au sein du rabbinat marocain, on peut l’illustrer en rappelant que lorsque l’une des figures les plus illustres du judaïsme marocain, R. Hayyim b. Attar, dont le commentaire du Pentateuque – Or Ha-Hayyim – est un classique de l’exégèse traditionnelle, s’avise de stigmatiser quelques usages locaux, en particulier la nefihah, critère de l’insufflation du poumon pour déceler les adhérences ou lésions de cet organe, et la consommation des criquets et sauterelles, il se heurte à l’hostilité du rabbinat marocain qui rejeta ses prétentions à la rigueur en matière d’interdits alimentaires, refusant à ses écrits l’immense notoriété acquise au sein du judaïsme ashkénazeet séfarade d’Orient.

Une autre constante du droit rabbinique marocain est le recours presque systématique au Talmud, accompagné du commentaire de Rashi et des gloses des tossafistes.

Ce retour constant aux sources talmudiques, restant pour l’essentiel un exercice d’érudition, n’entraîne pas de bouleversements profonds dans les structures du droit rabbinique marocain.

Le Contenu de la matière juridique

Du droit familial, il faut retenir la persistance, jusqu’au début du XVIIe siècle, de quelques traces de la pratique du sadaq conclu devant le qadi et les Udul musulmans et qu’il arrivait qu’on substituât à la ketouba traditionnelle; l’institutionnalisation, par les ordonnances castillanes, du régime de la communauté légale et celui de la monogamie.

Les cas de polygamie (trois ou quatre épouses) sont rares; on en trouve attestés au XVIIe siècle, à Fès où les rabbins de l’époque eurent à en connaître à propos d’un partage de succession.

De la question de l’exercice de la justice et de l’organisation du pouvoir judiciaire, on retiendra que le problème du recours aux juridictions non juives et celui de la délation qui lui est fréquemment associé ont constamment sollicité l’attention des docteurs juifs de la loi, soucieux d’écarter toute ingérence extérieure dans les affaires de la communauté et toute violation de son autonomie interne.

Passant sur les autres institutions communautaires (synagogues, biens heqdesh, oeuvres charitables et fondations pieuses) et sur les problèmes d’éducation et d’enseignement, on doit signaler l’un des thèmes le plus fréquemment traités dans la littérature jurisprudentielle rabbinique marocaine : la fiscalité sous tous ses aspects et les questions délicates que pose la répartition de la lourde charge fiscale qui pèse sur les communautés, compte tenu de certains impératifs du droit et de la coutume, concernant notamment les exemptions de taxes dont bénéficient la classe des clercs et un certain nombre de personnalités laïques.

L’immense majorité des textes concerne la vie économique et le droit des biens et obligations.

C’est essentiellement l’organisation de la vie économique dans l’enceinte du mellah qui sera évoquée dans les taqqanot qui régissent la collectivité et dans les débats juridiques des responsa destinés à résoudre les conflits opposant quotidiennement les individus.

   Les textes s’intéressent aussi aux relations avec les communautés palestiniennes et le rôle des rabbins émissaires-quêteurs dans la diffusion de la science rabbinique, les mouvements migratoires (internes et externes) des populations juives et la distribution géographique de celles-ci à l’intérieur des frontières marocaines, les langues juives, des données onomastiques, et les rares documents qui nous fournissent quelques indications occasionnelles et sommaires sur l’histoire événementielle marocaine et sur le monde extérieur au mellah.

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Littérature cabalistique et vie mystique

Les préoccupations ésotériques occupent une place importante chez les lettrés maghrébins en général. Exposé magistral des motivations et impulsions à chanter Dieu, le texte met particulièrement l’accent sur le rôle et les fonctions mystiques de la poésie et du chant, sur la justification de toute création poétique par sa contribution au rétablissement de l’unité parfaite du monde séfirotique et à l’acte d’unificatione (yihhud) de la Shekhinah – présence divine – avec son Maître, au processus du tiqqunou restauratione de l’unité de Nom ineffable brisée par le péché, restauration qui sera marquée par la fin simultanée de l’exil de la shekhinah et du peuple d’Israël, et enfin par la réalisation de l’harmonie universelle.

Le code d’expression de la pensée qu’est la littérature mystique n’était pas réservée à l’élite initiée, à l’aristocratie de la science et de l’intelligence des grandes cités (Fès, Meknès, Salé, Marrakech).

Il semble même que les centres principaux d’enseignement et de diffusion de l’ésotérisme se situaient dans le sud du pays, dans le Souss, le Drâ et les confins sahariens (Taroudant, Tamgrout, Aqqa, Tafilalet, etc.) où l’activité cabalistique était considérable et féconde.

Texte cabalistique manuscrit du rabbin Abraham Delfas.
Texte cabalistique manuscrit du rabbin Abraham Delfas.
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On sait le rôle primordial que le Zohar a joué dans la vie intellectuelle et religieuse du judaïsme établi au Maroc oriental et méridional depuis deux millénaires.

Élevé à la dignité de livre sacré à l’instar de la Bible et du Talmud, la liturgie en a intégré de nombreux passages et l’étude nocturne en était partout assurée par des confréries qui portaient le nom de Bar Yohay, considéré par elles comme l’auteur incontestable de ce Livre de la Splendeur.

La production cabbalistique marocaine, peu connue et encore inédite dans sa majeure partie, embrasse des domaines divers quoique interdépendants :
Commentaires de la Bible, de la liturgie, du Zohar lui-même et de la cabbale lurianique, ainsi que le champ poétique.

Si les expériences mystiques extatiques sont l’apanage d’une élite minoritaire, si l’étude des textes eux-mêmes est réservée à des cercles d’initiés nécessairement restreints, la cabbale connaît, par contre, en certains de ses aspects, de ses manifestations et de ces modes d’expression qui confinent à la magie, une vaste audience et un immense prestige populaire.

Texte de Bamidbar (Nombres) avec commentaires de Rachi et Onkelos
Texte de Bamidbar (Nombres) avec commentaires de Rachi et Onkelos

On se contentera d’évoquer ici quelques oeuvres exemplaires et d’éclairer quelques grandes figures.
– Abraham Sabba, émigré d’Espagne, rédigea, à Fès, entre 1498 et 1501, son Seror ha-Mor, imprimé plusieurs fois à Venise (1523, 1546, 1567) et ailleurs, un commentaire du Pentateuque devenu rapidement un classique de l’exégèse kabbalistique de la Torah.

– Simon Labi, que le monde juif sefarade connaît par son poème mystique Bar Yohay entré dans la liturgie de la veille du Shabbat, vécut, après l’exil castillan, à Fès, dont il évoque diverses coutumes dans son Ketem Paz, monumentale exégèse du Zohar, la seule, au demeurant, qui ne soit pas écrite sous l’influence de l’école kabbalistique de Safed et qui, par conséquent, reste très proche du sens primitif du texte.

– Abraham b. Mordekay Azulay, fixé à Hébron au début du XVIIe siècle, naquit à Fès où il reçut une formation traditionnelle et cabbalistique. Il composa un nombre considérable de commentaires, surcommentaires et gloses indispensables à l’étude du Zohar, plusieurs fois édités en Europe et en Palestine.

– Les nombreux écrits de Shalem Buzaglo (XVIIe siècle) empruntent leur substance à l’enseignement que reçut l’auteur, à Marrakech, auprès d’Abraham Azulay (différent du précédent), son maître en théosophie.

– Moïse b. Mimun Albaz, de Taroudant, dans le sud marocain, est l’auteur de Hekal ha-Qodesh, commentaire ésotérique des prières, imprimé à Amsterdam, en 1653.

Son disciple, Jacob b. Isaac Bu-Ifergan, contraint de quitter Taroudant, se réfugia à Akka, aux confins du Sahara, où il composa une somme considérable de commentaires cabbalistiques sur le Pentateuque, réunis en un gros volume inédit, intitulé Minhah hadashah,dont une copie autographe, daté de 1619, se trouve au Musée de Liverpool.
– Plusieurs traités de Cabbale doctrinale et pratique sont attribués à David Halévi (originaire de Debdou, inhumé à Tamgrut, dans le Drâa, sa tombe est un lieu de pèlerinage pieux).

L’un de ses livres, Sefer Hamalkut, Le livre de la Royautée, a été imprimé à Casablanca en 1930, aux frais de la confrérie qui porte le nom du Saint de Tamgrut. Ce manuscrit contient un commentaire ésotérique du rituel attribué à un cabbaliste du Sud marocain, R. Mordekay de Dar’a qui semble être également l’auteur de Mayenot ha-Hokmah Les sources de la Sciencee, ouvrage que les cabbalistes ont fait disparaître, en raison probablement des mystères interditse qu’il révèle.

Exégèse biblique et talmudique

L’exégèse biblique et talmudique est cultivée au même titre que les autres modes d’expression de la pensée. Là aussi le nombre des oeuvres de valeur certaine est considérable.
Qu’il suffise de citer un nom.

Ce nom est celui de l’une de plus illustres figures du judaïsme marocain, Rabbi Hayyim ben Attar, dont les écrits ont acquis une immense notoriété au sein du judaïsme aschkénaze et sépharade. Son commentaire du Pentateuque, Or Ha Hayyim, un classique de l’exégèse traditionnelle imprimé dans diverses éditions de la Bible (voir Migra’ot gedolot) a reçu la consécration unanime des savants juifs d’Orient et d’Occident.

Vers 1739, Hayyim ben Attar quittait le Maroc pour se rendre en Terre Sainte, accompagné d’un groupe de disciples dont le nombre croissait à toutes les étapes de son itinéraire qui passait par l’Italie où il trouva un appui financier, grâce auquel il alla fonder la Yeshibah Knesset Yisra‘le, à Jérusalem, où il mourut peu de temps après son arrivée, en 1743.

Page frontispice du Or Ha Hayyim (La lumière de la vie) du Rabbi Hayyim ben Attar
Page frontispice du Or Ha Hayyim (La lumière de la vie) du Rabbi Hayyim ben Attar

Signalons d’autres oeuvres d’exégèse biblique et talmudique, commentaires et sur-commentaires, pris un peu au hasard, dans nos fichiers : Mleket Haqodesh de Moshé Toléro (Livourne, 1803);
Mishmeret Haqodesh de Hasday Elmoznino (Livourne, 1825);
Dibre Shemuel de Samuel Hassartati (Amsterdam, 1699);
Magen Gibborim de Eliezer Davila (Livourne, 1801-1805, 2 tomes);
Mor Deror de Mordekhay Attia (Izmir, 1730);
Rosh Mashbir de Moshé Berdugo (Livourne, 1840) etc.

Littérature homilétique, Midrash et Aggadah

Ce genre doit être examiné avec, comme arrière fond, la parénèse et l’enseignement public par la prédication qui sont, au demeurant, ses objectifs essentiels.

La vocation du guide spirituel de la communauté, qu’il soit dayyan (juge), maître de yeshibah ou simple particulier, artisan ou commerçant que sa science et sa vertu ont désigné pour une telle charge, est d’instruire l’assemblée des fidèles adultes. Son enseignement est donné sous forme de derushim (sermons, conférences) au public réuni à la synagogue, les après-midi de samedi ou des jours de fêtes qui ne sont jamais uniquement consacrés au repos, à la prière ou à la vie en famille.

Le darshan (prédicateur) explique, commente un texte, allant successivement de l’enseignement du Talmud à celui du midrash (interprétation homilétique) pour arriver à l’enseignement pratique, la halakah (loi).

Dès l’origine, le discours homilétique, essentiellement didactique, est destiné à recouvrir l’année liturgique et fait partie intégrante du rituel synagogal.

Traitant principalement de sujet bibliques, il est dédié aux leçons scripturaires des joues solennisés, sabbats et jours de fête. Utilisant les procédés d’exégèse habituels, le darshan,choisit un verset, le soumet à de multiples analyses, interprétations et spéculations.

Il fait, au demeurant, une place aux préoccupations de l’heure, aux espoirs et aspirations de la communauté, les rattachant par le moyen de la parabole, du symbole et de l’allégorie, aux faits et aux événements du passé inscrits dans la Bible qui devient ainsi le miroir dans lequel se reflète l’image du présent.

Rabbin Messas
Rabbin Messas
Arbre généalogique de la famille Berdugo
Arbre généalogique de la famille Berdugo
Rabbin Yossef Messas
Rabbin Yossef Messas

La production homilétique des lettrés marocains

Le discours judéo-arabe, plus spécialement, sait combiner, associer, avec un remarquable sens de la mesure et du dosage, l’hébreu, l’araméen et le dialecte arabe local.

Le prédicateur utilise le dialecte familier de ses auditeurs, comme fond linguistique, comme base infrastructurale en quelque sorte, se servant de leur substrat culturel traditionnel, en araméen et en hébreu, soit pour insérer judicieusement dans le discours les références savantes (bibliques, talmudiques et rabbiniques), soit comme support dialectique, y puisant les outils linguistiques de la ratiocination talmudique, des discussions et des débats auxquels est rompu l’étudiant de la Yeshibah qui connaît les mécanismes subtils de l’herméneutique et les grandes lois de l’art homilétique.

En ce domaine comme en d’autres, les lettrés prédicateurs maghrébins ont retenu la leçon des écoles babyloniennes et palestiniennes et suivi, plus particulièrement, l’exemple de leur ancêtres espagnols dont ils se proclament les héritiers spirituels et qui, en toute circonstance, constituent leur référence privilégiée. Ils sont l’un des maillons de cette chaîne de transmetteurs-créateurs où ils s’insèrent admirablement.

Les Rabbins
du
Tribunal rabbinique
de Debdou